Une quête esthétique

Nous n’aborderons pas les effets physiologiques de l’alcool dans l’organisme humain, ni les causes sociales, économiques ou culturelles menant à l’alcoolisme. De nombreux articles ou ouvrages traitent de ces aspects. Ce texte concerne le Vin, ce liquide végétal cru, qui contient de l’alcool ainsi que 300 autres substances. L’approche prohibitive « Vin = Alcool » est très réductrice. Elle occulte tout un pan culturel et d’innombrables savoir-faire. Au niveau collectif, la question – quelle qualité et quel rôle du vin ? – est plus d’actualité que celle de l’abstinence qui relève du choix individuel.

L’histoire de la vigne et du vin est très ancienne.
De nombreux textes bibliques y font référence. Citons en particulier l’ivresse de Noé, le premier vigneron dans l’Ancien Testament, ainsi que l’Eucharistie et les paraboles de Jésus-Christ dans les Evangiles. Dionysos dans la mythologie grecque, Bacchus dans le monde romain sont les dieux du vin dans deux civilisations. Les Romains propagent la vigne dans toute l’Europe jusqu’à Trèves. A l’âge d’or des abbayes, les moines façonnent nombre de nos paysages. Doués d’une intuition remarquable, ils implantent les plus fins cépages sur les coteaux propices à l’exaltation de la terre et du soleil dans le raisin. La plupart des grands crus actuels sont leur héritage. Suit un autre jalon célèbre lorsque Pasteur, à l’issue de ses travaux sur la fermentation, clame que «le vin est la plus saine des boissons ». A cette époque, les fumiers de fermes, trop proches des puits, rendent l’eau douteuse ou néfaste sur le plan microbiologique. Les familles aisées offrent un gobelet d’argent à chaque nouveau-né. L’enfant sevré ne peut pas encore boire du vin. Les ions argent aseptisent l’eau versée dans son gobelet. Au début du XXème siècle, la majeure partie de la population est rurale. Artisans et paysans travaillent beaucoup physiquement et mangent souvent pauvrement. Le vin, généralement de faible degré et de forte acidité, constitue alors un complément alimentaire énergétique.

La fonction du vin n’a cessé de se métamorphoser :
du vin sacré des Grecs au vin de garnison ou d’orgie des Romains, en passant par le vin de culte des abbés ou du vin-médecine du XVIème au XVIIIème siècle. Depuis le début du XXème siècle la consommation de vin par habitant diminue régulièrement, accompagnant la décroissance du travail physique. La courbe moyenne de consommation est inversement proportionnelle à la montée des travaux sédentaires et administratifs et à l’augmentation de la consommation de sucres et de protéines animales. Le vocabulaire même a changé. On ne parle plus de vin de consommation courante et toujours moins de vin de table. Les vins de pays forment le socle de la hiérarchie des crus. Ces vins ont aujourd’hui une identité, leur sortie de l’anonymat (vins issus de différents pays de la communauté) contribue à une dégustation plus consciente. Le vin de pays des Coteaux de Cèze par exemple, a poussé sur une terre donnée bordant le cours de la Cèze, à l’origine d’un paysage unique. Le vin, boisson quotidienne, a cédé la place au vin de fête.

Au détour de quelques conférences, Rudolf Steiner parle du rôle des boissons alcoolisées dans les temps anciens, quand les humains avaient encore « la tête dans le Ciel ». Elles devaient aider les hommes à poser pleinement les pieds sur Terre pour se confronter au monde physique. Actuellement, nous sommes tellement dans le physique, le matériel et la technologie, que l’humanité a violé le noyau de l’atome avec le nucléaire civil et militaire, et violé aussi le noyau des cellules du vivant en introduisant des gènes étrangers à l’espèce voire même au règne de ces cellules. Ces violations entre autres, montrent l’urgente nécessité de se tourner davantage vers l’esprit, pour ne pas compromettre davantage la vie sur terre.
Le matérialisme a aussi marqué la viticulture, avec la mécanisation, les engrais chimiques et les pesticides, qui ouvrent l’ère de la productivité dans les années 60. Timidement après les secousses de Mai 68, presque en force aujourd’hui après les scandales de la vache folle, de la dioxine et autres dérives, une nouvelle génération de vignerons, particulièrement ceux en bio et en biodynamie, essaie de retrouver consciemment le fil d’un savoir-faire et s’attelle à vivifier la terre des coteaux qu’ils cultivent et à élever des vins vivants porteurs d’une dimension mythique et artistique. Ils récoltent manuellement le raisin, vinifient souvent sans chaptalisation (ajout de sucre pour augmenter artificiellement le degré alcoolique du vin), renoncent aux levures sélectionnées, à la pharmacopée œnologique et aux technologies superflues, pour préserver la transparence de la qualité initiale du jus de raisin unique à l’origine de chaque vin.

L’expression, la délicatesse et la luminosité d’un vin résultent des aptitudes de la vigne à exprimer le sol dans lequel elle plonge ses racines et à accueillir les potentialités climatiques. Plus l’intuition guide les soins (taille, labour, ébourgeonnage, palissage, cueillette...) donnés aux vignes par les femmes et les hommes, plus les aptitudes des souches se développent dans leur double nature :

- en explorant plus profondément le sous-sol, les racines entourées de leur myriade de micro-organismes fécondent la roche, qui devient terre - en laissant ses rameaux mieux épouser le ciel, la vigne se laisse féconder plus intimement par le cosmos et les caractéristiques du climat d’un millésime. La vigne forme le creuset dans lequel s’unissent la constance d’un terroir et la variabilité climatique du millésime. La vigne parachève dans ses fruits une double transcendance. Elle libère et métamorphose l’obscurité profonde et minérale de la roche en arômes lumineux et volatiles du future vin. Elle condense et matérialise l’évanescente lumière d’une saison dans le feu et la chaleur du vin. L’essence véritable du vin est esthétique, à la lisière des arts. Tout comme la peinture, la sculpture et la musique traduisent des ambiances et des harmonies, les arômes et les saveurs des vins s’offrent à notre odorat et à notre goût pour nous révéler leur origine et leur harmonie, marquées du sceau de la nature aimée et respectée.

Dans la société actuelle, quelle peut être la contribution de vins issus de ces exigences qualitatives ? 

Les puissants dirigeants de la société occidentale dispensent à très bon marché leurs drogues médiatiques : télévision, radio, presse à sensation, pour entretenir une population de dociles surfeurs, qui n’approfondissent rien et ne se rencontrent jamais véritablement. Notre monde occidental toujours plus informatisé réduit chaque jour une facette supplémentaire de la vie à une dimension binaire, qui isole et assèche davantage le travail et les relations humaines.

Dans un tel contexte, une dégustation consciente et partagée à la recherche de l’essence artistique unique à chaque vin, revêt quasiment une forme thérapeutique des relations humaines. Le vin artistique apporte des notes lumineuses et chaudes dans un monde que s’enlise dans l’isolement cathodique froid. Mais comme tout médicament, il ne peut être thérapeutique qu’à la juste dose. La conscience et la volonté individuelles déterminent librement le seuil au-delà duquel on quitte la quête esthétique et l’exercice intérieur pour la seule « gourmandise physique ».

Jean-Pierre Frick 28/02/13